A fond dedans! (Titre.)

par kitsunegari13

Qu’est ce que l’immersion fictionnelle et/ou ludique?

 

Une belle allégorie de l’immersion tiré du webcomic Wormworld de Daniel Lieske

Oh que voilà une notion compliquée, d’autant plus qu’elle est très utilisée. L’immersion est partout. Elle est présente dans le vocabulaire des théories sur la fiction depuis quasiment leur début, et dans notre vocabulaire quotidien depuis déjà quelques dizaines d’années. C’est en particulier le cas pour les adeptes des cultures geek et pop pour qui c’est devenu plus qu’un terme descriptif, mais un véritable critère esthétique. En d’autres termes, une œuvre peut être qualifiée de réussie parce qu’elle produit un sentiment d’immersion qui procure un plaisir spécifique du même ordre que le plaisir face à une image que l’on trouve belle. Surtout, on l’associe largement aux mondes imaginaires fantastiques et à la fragilité de leur cohérence (j’ai déjà pas mal écrit là-dessus donc je passe rapidement), et aux dispositifs ludiques en tout genre, jeu vidéo, jeu de rôle, jeu de société, etc. Ces jeux sont à la fois loués pour leur facilité supposée à provoquer un sentiment immersif et aussi parfois décriés exactement pour les mêmes raisons.

Et l’on retrouve cette dualité au cœur de la notion d’immersion : fascination et panique. Pour le premier cas, on va faire, comme je l’ai, dit de cette notion un critère de réussite d’une œuvre culturelle présentant un monde cohérent et/ou une fluidité de gameplay. Elle en devient alors un argument marketing, par exemple pour vanter les graphismes ultra-réalistes d’un jeu vidéo, la mécanique de règles d’un univers de jeu de rôle, la force des détails dans une œuvre de fantasy ou le vertige provoqué par les casques de réalité virtuels (on reviendra sur les fantasmes liés à ces derniers). Le dernier casque audio ou la dernière barre de son nous vantent « la meilleure immersion sonore du marché », et les salles de cinéma récentes tentent de nous vendre une immersion totale grâce à leurs salles en 4DX. On peut en tirer deux choses. Tout d’abord : l’immersion fait vendre, en nous promettant de grands frissons (d’ailleurs dans le domaine du jeu vidéo, ceux qui ont la plus grande réputation d’immersion sont souvent liés aux genres horrifiques ce qui confirme cette volonté de se frotter à un frisson réaliste). Ensuite, l’immersion est souvent associée à des avancées technologiques qui, à la manière de la dernière lessive encore plus efficace, nous feraient, encore plus que la précédente, nous plonger dans l’univers fictionnel, et y croire !

C’est ici qu’arrive la panique, cette notion est en effet fortement associée à l’idée que si l’on croit trop à la fiction et au jeu (qui sont deux concepts fondamentalement très proches) on risque de s’y perdre comme on se perd dans un usage excessif de drogue qui nous fait perdre le sens de la réalité. La nouvelle technologie, ou la nouvelle forme médiatique un peu plus réaliste que la précédente dans sa représentation du monde diégétique et dans sa manière de reproduire nos perceptions sensorielles. Et on peut alors associer la peur de l’immersion aux paniques morales classiques envers la culture populaire et la représentation de manière générale telle que décrite par exemple par l’anthropologue Jack Goody. Une histoire de l’immersion c’est donc aussi toute une histoire que je ne ferai pas ici (on y reviendra sûrement) de la panique face à la fiction. Cela va de la légende entourant la projection paniquée de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat par les frères Lumière en 1896 à la peur de l’addiction aux jeux vidéo en passant par la peur de l’invasion extraterrestre qu’aurait provoqué la lecture radiophonique de la Guerre des Mondes par Orson Welles en 1937 ou encore les propos du psychologue Fredric Wentrham, qui dans les années 1950 annonçait que si les adolescents lisaient trop de comics ils allaient sauter par les fenêtres tels des Supermans (mais sans les superpouvoirs). Que des paniques très exagérées, mais qui illustrent le fait que le réalisme immersif provoque des crispations chez les anciennes générations (Ok Boomers !)

Tout ça pour dire qu’entre ces paniques, son association aux nouvelles technologiques et à ce que recherchent avidement les publics actuels des industries culturelles, l’immersion est une notion bel et bien centrale du monde contemporain. Bon. Ok, mais au fait ça veut dire quoi ? Et surtout, quand on parle d’immersion est-ce qu’on veut toujours dire la même chose ? Et pourquoi certains médias ou pratiques sont censés être plus d’immersifs que d’autres. De vastes questions, et je vous préviens tout de suite je ne vais pas donner de réponse définitive ici parce que des tas de chercheurs s’échinent à essayer d’y répondre et personne n’est vraiment totalement d’accord, mais en se basant sur quelques théories existantes (loin d’être exhaustives sur le sujet) on va essayer de poser des bases pour que chacun puisse y réfléchir un peu et essayer de se faire sa vision conceptuelle.

Alors, si on commence par les bases, on peut dire entre autres avec Fanny Georges que dès qu’on parle d’immersion fictionnelle ou ludique dans un autre monde, on fait toujours une métaphore. Et oui, étymologiquement et originellement, s’immerger ça ne veut pas dire allumer la console pour se faire une bonne grosse session de Call of Duty en grignotant quelques heures de précieux sommeil. L’immersion c’est d’abord se plonger dans l’eau, ce terme s’est répandu grâce aux rituels chrétiens, en particulier celui du baptême durant lequel le futur baptisé se doit d’être plongé dans le liquide trois fois de suite. Il s’agit d’une variante d’un rituel religieux classique déjà présent chez les païens et que l’on retrouve dans la plupart des dogmes où l’eau joue le rôle d’élément purificateur, mais aussi de médiation, de frontière et de transition vers un autre état, en l’occurrence celui de véritable membre de la communauté de croyants. L’eau noie l’ancienne personne qui renait changée en ressortant de ce liquide amniotique symbolique, et est renouvelée en franchissant cette frontière entre les éléments. Plus tard, ce rituel sera aussi utilisé comme test pour par exemple savoir si une femme un peu trop dérangeante est une sorcière ou non comme on peut le voir sur ces images d’époque.

Donc lorsque l’on parle d’immersion aujourd’hui on veut généralement parler d’abord d’un geste anthropologique pour reprendre Gilbert Durand, celui de la plongée dans un autre milieu qui nous englobe progressivement. De ce point de vue, et c’est central, l’immersion est un processus avant d’être un état et un processus qui implique toujours un passage, une interface vers ailleurs et donc l’existence d’une dualité entre deux espaces. C’est essentiel parce que ça veut dire qu’il n’y a pas immersion sans existence et conscience des deux espaces, si on ne sait pas qu’on est plongé ailleurs que dans le milieu habituel, ce n’est pas de l’immersion c’est de la présence. C’est pour ça qu’on ne dit pas qu’on est immergé dans le monde réel, alors que bon, on y est à fond quoi. Et c’est aussi pour ça que les dispositifs de brouille totale entre les deux mondes ou l’on ne sait vraiment plus où on est -un ressort très célèbre des films de science-fiction- ne sont pas des dispositifs immersifs. Donc dans Matrix, Existenz, ou dans le fameux Holodeck de Star Trek, nous ne sommes pas dans l’immersion si l’on suit ce sens, car les individus peuvent très bien ignorer qu’ils sont dans une illusion. Cela fait d’ailleurs dire à Olivier Caïra dans un livre collectif sur la question, que si ces dispositifs font bel et bien fantasmer, ils ne seraient pas si intéressants en vrai comme moyens d’expression fictionnels ou artistiques, car si l’on ne peut faire aucune différence avec le monde réel et si l’on n’est en rien guidé par un projet narratif minimal alors on va vite s’y ennuyer et il n’y aura aucune confrontation à la subectivité d’un.e créateur/trice, ce qui est un peu le but de la culture artistique. L’immersion parfaite n’est donc plus de l’immersion ou en tout cas ne produirait pas les effets recherchés.

À partir de là, comment définir ce qu’est l’immersion ? Alors, sachez qu’il y a autant de définitions que d’auteurs ayant travaillé sur la question, mais quelques éléments reviennent en particulier chez les théoriciens de la fiction et ceux du jeu vidéo, deux domaines où cette notion est très travaillée. On considère généralement l’immersion comme un état vécu comme « un puissant sentiment d’absorption du sujet physique et/ou mental » (Bernard Guelton). Pour le dire autrement c’est un vertige qui donne l’impression d’être un peu ailleurs, mais comme je l’ai dit s’il y a un ailleurs c’est qu’il y a un lieu d’origine et donc tout l’enjeu de l’immersion sera ce passage vers le monde secondaire et comment celui-ci peut être fait. Selon Jean-Marie Shaeffer, probablement le plus grand théoricien contemporain de l’expérience fictionnelle, quatre états mentaux permettent d’accéder à l’immersion et d’expliquer son fonctionnement. Le premier, c’est l’état d’activation, c’est le moment ou l’on se rend disponible à sa possibilité, on l’on fait acte de donner la priorité à des perceptions qui ne sont pas celles de notre monde quotidien. Ensuite vient l’état scindé, le fait que l’on est en permanence conscience de la coexistence des deux mondes. Le troisième est l’état dynamique, le fait que l’immersion est relancée régulièrement par des éléments dans qui la réactivent (rebondissement, scène d’action, et choix interactifs dans un jeu). Enfin vient l’état d’investissement émotionnel, l’envie de savoir la suite de l’histoire, de s’attacher au monde et aux personnages.

Cette typologie des états permettant l’immersion, qui renvoient à différents types d’immersion théorisés par d’autres auteurs, souligne la complexité de ce processus et aussi sa fragilité. C’est pour cela que de nombreux travaux vont avoir tendance à insister sur le fait qu’il y a différents types d’immersion qui n’impliquent pas forcément les mêmes états, et les mêmes types de fictions, mais aussi sur leur dimension matérielle, sociale et construite par des mécanismes d’entrainement qui mettent en exergues des compétences venant des individus tout autant, sinon plus, que la force (ou l’affordance immersive pour me la péter avec du jargon) des dispositifs en eux-mêmes. Le mot dispositif, lui-même, notamment conceptualisé par Foucault (non pas de blague) désigne en gros la mise en commun et en lien de différents éléments hétérogènes qui forme un cadre activable dans un contexte social.

Dans le domaine du jeu vidéo, où la question de l’immersion est très utilisée et fait l’objet de nombreux débats définitionnels, les travaux insistent donc particulièrement sur le processus qui conduit à sa possibilité et que l’on peut résumer par l’expression utilisée entre autres par Sebastien Genvo de « mise en transparence de l’activité». Qu’est-ce que ça veut dire ? Pour résumer, la mise en transparence est le fait que plus on pratique quelque chose, plus on oublie le fait qu’on a dû apprendre à le faire (toujours pas de blague) et plus on le routinise, et donc cela devient quelque chose de « naturel » c’est-à-dire d’incorporé. Ceci est valable pour toute pratique immersive, mais est d’autant plus visible dans le jeu vidéo, où les premières heures sont souvent liées à une lente courbe d’apprentissage, des codes de l’univers, de ce que fait chaque bouton, du rythme du jeu, des enjeux de l’histoire, etc. C’est d’ailleurs pour cela que des codes de bases sont souvent réutilisés, d’un point de vue générique (un monde de fantasy répond à certaines attentes habituelles), mais aussi du point de vue du gameplay (c’est généralement le même bouton de la manette pour sauter dans tous les jeux de plateforme et quand ce n’est pas le cas…on galère au début). Ce point fondamental, le fait que l’immersion n’est pas magique, mais est liée à tout un savoir routinisé explique des tas de choses, par exemple l’existence d’une culture geek/pop/vidéoludique, c’est-à-dire un répertoire de connaissance qui facilite l’immersion suivante, car l’on partage avec les créateurs (et les autres joueurs dans le cas d’un jeu en ligne ou de société/de rôle) une même culture qui si elle est implicité, abaisse le coût d’accès à l’univers. Cela implique alors de faire des recherches sociologiques pour comprendre comment se construit l’immersion, et si certains profils d’individus sont plus « musclés » (voir la métaphore utilisée un peu plus bas) c’est-à-dire disposés dans ce domaine.

Vincent Berry dans ses travaux sur les jeux en ligne montre ainsi très bien les nombreux apprentissages qu’implique cette plongée pour qu’elle soit réussie. C’est pour cela que l’un de mes enquêtés que je cite le plus souvent dans mes travaux, gros rôliste, gamer, et surtout créateur amateur de mondes imaginaires me répétait très souvent cette phrase qui m’a marqué « l’immersion c’est un muscle ». Bien résumé, super, merci de faire mon travail a ma place ! Et le processus est d’autant plus fragile qu’il implique comme on l’a vu la présence jamais totalement dépassable du monde réel qui se rappelle à nous. On est à fond dans un livre, mais le téléphone sonne (on retrouve la métaphore originelle puisque cela arrive aussi souvent dans le bain), on joue des heures à un jeu, mais les yeux piquent et les doigts deviennent moins agiles sur la manette et d’un coup on est moins dedans. Dans le cadre de notre contexte médiatique hypersaturé et de notre économie de l’attention, l’immersion est à la fois toujours plus recherchée, mais aussi plus dure à construire.

L’immersion n’est donc pas un état fini et total, mais quelque chose toujours en train de se faite et plus un horizon qui nous pousse à tendre vers un optimum immersif jamais totalement réalisé, un vrai supplice de Tantale, mais source de plaisir quand on le frôle avant que les frottements du monde quotidien (ce que Olivier Caïra nomme des contre-immersions) ne se fassent sentir.

Il faut ensuite ajouter comme je l’ai dit que quand on parle d’immersion on recouvre en fait des tas de réalités différentes qui parfois se rejoignent au sein d’un même dispositif ou moment, mais pas toujours. S’il s’agit toujours d’une recherche médiatisée de sentiment de non-médiatisation (autre manière de parler de mise en transparence, c’est-à-dire d’oubli de la médiatisation, du dispositif technique et de l’interface entre nous et l’autre monde), la forme n’est pas toujours la même. Alors là comme pour les définitions, il y a autant de typologie que d’auteurs. Je vous renvoie à celle très intéressante de Olivier Caïra cité plus haut, aux travaux de Melanie Green, Thimoty Brock, Geof Kaufman qui préfèrent parler de « transportation », donc de transport dans un autre monde et bien d’autres. Caïra insiste en particulier sur le fait que l’immersion est un cadrage, c’est-à-dire la volonté intentionnelle d’un individu de mettre de côté les perceptions liées au monde quotidien. Cela renvoie à une forme d’attitude immersive proche de l’attitude ludique théorisée par Jacques Henriot pour qui un jeu c’est avant tout une volonté de jouer le jeu, de faire semblant comme le dirait Jean-Marie Schaeffer. Pour Dominique Arsenault et Martin Picard, il y a non seulement plusieurs types d’immersion, mais aussi plusieurs degrés, c’est-à-dire que ne n’est pas un processus binaire, mais toute une échelle d’engagement et de sentiment de présence dans l’ailleurs. Les auteurs partent du fait qu’il y a 3 sensations que nous ressentons en tant que publics qui vont renvoyer à trois types d’immersion :

  1. « J’avais l’impression d’y être » (argument de la 3D au ciné, voire de la 4DX, et de la VR, on y croit presque physiquement).
  2. « J’étais à fond dans l’histoire » (argument Netflix, je voulais la suite, j’ai bingé, je suis à fond dans le lore de cet univers, etc.)
  3. « J’ai joué si longtemps que je remarque plus les graphismes ou la manette » (routinisation de la pratique dans le jeu vidéo)

Ils distinguent alors trois types d’immersion qui correspondent à ces trois sensations :

  1. Sensorielle, liée au remplacement de nos sens par le dispositif ou à la manipulation de l’interface,
  2. Fictionnelle, liée à l’histoire
  3. Et systémique, liée aux règles du jeu et de l’univers et nos interactions médiatisées (et donc choix) en leur sein.

Ils ajoutent qu’une quatrième pourrait être envisagée, l’immersion sociale présente dans les MMORPG ou dans les jeux de plateaux et de rôle où le groupe contribue à la sensation de plongée.

Cette typologie est une très bonne base de réflexion (elle est très résumée ici puisque dans leur texte chaque type est subdivisé en sous-types), et on y retrouve des éléments communs avec d’autres (notamment avec les états immersifs de Schaeffer vus plus haut) et donc si vous avez envie de réfléchir à ce qu’est l’immersion cela vous permettra de commencer. Quant à moi je voudrais terminer par renvoyer à Paul Ricœur, philosophe qui a beaucoup écrit sur la fiction et qui explique que l’immersion ne pourra jamais être totale dans la fiction puisqu’il y aura toujours une différence entre une histoire (qui est racontée) et la vie (qui est vécue), mais que tout le jeu des bons créateurs de fictions c’est de nous donner l’impression de vivre ce qui est raconté. Pas facile, et chaque immersion réussie est un petit miracle, donc continuons à les rechercher et je vous remercie de vous être plongé (lol) dans ce texte.