De Ready Player One aux limites du culte du détail
Ou comment la culture geek fait semblant de ne pas être politisée.
Disclaimer 1 : en rédigeant ce texte, je suis tombé sur une vidéo de la très bonne chaîne YouTube Just Write, qui dit à peu près la même chose sur Ready Player One avec quelques différences d’angle, donc n’hésitez pas à aller la voir !
Disclaimer 2 : De nombreux écrits existent déjà sur le souci entre une partie de la culture geek et les questions politiques et sociales, ceci n’est qu’une toute petite pierre qui se focalise sur un des aspects, histoire d’avoir un angle et de ne pas écrire 40 pages qui partent dans tous les sens. Aucune prétention ici à avoir toutes les réponses et lisez les autres.
Je dois faire deux confessions qui seront ensuite liées. Tout d’abord, je n’ai pas trop aimé le film Ready Player One (j’ai un peu plus aimé le livre, mais sans plus), malgré la maestria graphique de Spielberg et quelques bonnes scènes j’ai trouvé que l’histoire est pas très intéressante, et les personnages mal développés. Ensuite, je dois avouer une seconde chose, et bien sûr c’est lié au propos de ce texte, j’adore les petits détails liés à la pop culture : les trivias, les anecdotes, les easter-eggs, les références cachées. Je suis celui qui va faire pause dans un film pour montrer aux copains qu’a la 8e minute du film Gremlins, au second plan, on peut voir un cinéma qui passe le film « A Boy’s Life » qui était le titre de travail de E.T. de Steven Spielberg. Je regarde des tonnes de vidéos sur YouTube qui notent ce genre de petites références et autres faux raccords (c’est même le nom d’une émission sur Allociné). J’adore cette pratique encyclopédique de découpage de la pop culture en plein de petits éléments qu’on peut compiler et noter de manière ludique. C’est probablement en cela que je me retrouve le plus dans le cliché du geek (en plus de partager un répertoire d’œuvre et d’un goût pour les genres de l’imaginaire). D’ailleurs, vous allez me dire, mais la culture geek c’est pas que des jeux et de la fiction, c’est aussi associé à l’informatique et aux techniques numériques. Et bien on y retrouve la même chose, et je suis le premier à chercher les petits clins d’œil cachés dans Windows, Google, à tenter de faire un Konami code (rip) sur divers site pour voir si ça ne déclenche pas quelque chose, etc. Pourquoi je dis ça ? Parce que quand je vais pointer les limites de cette pratique, il faut bien comprendre que je ne veux pas dire que c’est mal ou que ce n’est pas agréable ni que cela ne peut pas avoir un sens social.
J’ai déjà beaucoup écrit là-dessus donc je vais faire vite, mais 20 ans de recherches en fan studies ont bien montré que ce culte du détail largement présent dans les communautés de fans n’est pas qu’une vaine accumulation sans intérêt. Cela peut par exemple servir à revenir vers l’œuvre qu’on a aimée. Quand on a vu 10 fois notre film, notre jeu ou notre série favoris, aller vers les références, le second plan ou les incohérences est une manière de renouveler notre vision de l’objet sans changer d’objet de passion. C’est une façon d’avoir un regard frais sur quelque chose que l’on connaît déjà par cœur, d’ajouter du contenu nouveau dans un contenu qui ne l’est plus vraiment, et en ce sens pour un ou une fan c’est très utile. Cette accumulation joue aussi un rôle social, on échange des trivias, on en fait découvrir à ses amis, on va y chercher des indices sur le futur de la série en mode foreshadowing provoquant des débats, chaque petit détail nouveau est déterré comme une gemme dans une chasse au trésor collective. C’est pour cela que j’ai dit que l’approche geek de la fiction est une approche ludique, elle transforme en jeu tout contenu fictionnel, même quand ce n’est pas un jeu à l’origine (et quand ça en est un, cela ajoute une seconde couche de ludique). C’est sur cette base de volonté d’aller plus loin, que reposent le transmédia et ses fameux ARG (alternate reality games). Le fait de jouer à accumuler le plus de petits détails possible conduit même à des projets participatifs comme Wookiepedia, l’encyclopédie consacrée à Star Wars qui brisent le cliché des fans comme étant des réceptacles passifs d’informations. Ce n’est pas tout, d’un point de vue individuel et collectif, cultiver cette manière d’aborder les œuvres que l’on aime et une façon d’affirmer sa différence. Je l’ai dit plus haut, c’est par cette attitude que je me sens geek donc faire partie d’un groupe sous-culturel, d’une sorte de communauté imaginée qui repose sur un même rapport à la culture. Et d’un point de vue individuel, en savoir plus sur un objet culturel, c’est montrer sa singularité, dire que ce truc qui est connu de tous est quand même un peu plus à moi qu’aux autres, parce que j’ai ces éléments qui me différencient, c’est l’équivalent en terme informationnel de l’objet collector rare (d’où le parallèle entre cette attitude et le goût des fans pour la collection).
Tout ça pour dire que de ce fait le film Ready Player One devrait être fait pour moi. Il pullule de petites références, d’easter-eggs cachés, et, plus fort encore, l’intrigue même du film repose totalement sur ces savoirs inutiles et indispensables. En effet, Halliday (non l’autre), le créateur de la réalité virtuelle Oasis qui est au cœur du film, est un geek qui a grandi dans les années 80 et donc a décidé d’organiser un grand concours lors de sa mort pour que ceux qui aiment le plus sincèrement la pop culture puissent hériter de son empire médiatique. Il s’agit littéralement de trouver des easter-eggs. Et bien sûr, le héros triomphera justement parce qu’il à une passion authentique pour ces références tandis que les méchants eux les maîtrisent dans des buts uniquement mercantiles. Le film met donc en scène le fantasme ultime de la revanche du geek ou du nerd en disant que tout ce savoir inutile, qui provoque parfois des moqueries, se révèle la clé pour résoudre l’énigme et devenir très riche.
Alors oui, parfois ça a marché sur moi, j’ai souri en voyant apparaître au second plan certaines références, j’ai même revu le film pour en déceler plus. Et je ne suis pas le seul, la vidéo de la chaîne YouTube Rockstar qui annonce nous montrer plus de 300 références cachées dans le film possède plus de 3 millions de vues au compteur. Mais, au final, j’ai trouvé que le film manquait de substance, qu’il n’avait rien d’autre à dire que cette revanche du geek très clichée dont on nous fait le coup depuis les années 80 déjà (il suffit de regarder la série de films au titre explicite Revenge of the Nerds dont le premier opus date de 1984). Et il illustre, selon moi, la limite de cette course à l’easter-egg qui prend la forme de fan-service vain. Le livre n’est pas un très grand livre non plus, il est bourré de défauts, est mal écrit et ses personnages ne sont pas bien plus intéressants, mais il a le mérite d’avoir des thèmes. Là, on pourrait creuser un peu sur la question du créateur (auquel Spielberg s’identifie clairement), mais la question du rapport entre classes sociales dans cette dystopie, la comparaison entre la religion et la pop culture (le héros a de nombreux débats avec sa voisine croyante tandis que lui est athée), et même la révélation que le meilleur ami du héros est en fait une femme noire et lesbienne, est plus approfondie dans l’opus original (alors que pourtant le livre reste assez maladroit là-dessus). Mais ça va, il y a des références cool, il y a un Rubik’s Cube qui permet de voyager dans le temps et qui s’appelle Zemeckis, on voit Batman, on voit Master Chief de Halo, et dans le combat final le héros utilise le robot du film Le Géant de fer (un robot qui dans son film d’origine est une figure du pacifisme, mais passons). Donc on peut en effet passer des heures à tout noter, à tout découper, et finalement les personnages sont creux et la quête hyper banale. Il ne s’agit pas de dire donc que le film ne raconte rien, mais il encourage clairement l’attitude de collection de détails comme élément central, puisque c’est même le moteur de l’intrigue et permet une forme revanche du personnage sur la vie, cela fait passer le reste un peu derrière et valorise au maximum ce type d’attitude, ce qui en soit raconte quelque chose bien sûr.
C’est le problème avec le culte du détail quand il devient seule manière de voir une œuvre. Je l’ai dit, quand cela s’est imposé parmi les fans, c’est parce que cela arrive dans un second temps, en tant que seconde (voire troisième ou quatrième) vision. Il faut d’abord que l’œuvre nous ait touchés, qu’elle nous ait émus, que ses thèmes nous aient parlé, et ensuite, parce qu’il y a eu tout ça on va y revenir et y trouver autre chose. Quand le seul intérêt (que je partage encore une fois) est la référence cachée ou la blague méta, alors nous avons des coquilles vides qui ne disent rien. Et pour une partie des individus qui se revendiquent de la culture geek, mettre en avant comme force première ce fourmillement de détails à compiler est donc une manière de masquer la vision de premier degré.
Pourquoi ? Parce qu’elle permet d’évacuer d’autres enjeux, sociaux, politiques, et le fait que peut-être qu’on pourrait passer à autre chose que la revanche éternelle du geek. Et donc cela finit par des déclarations du type « arrêtez de tout politiser, on veut juste des œuvres funs », qui mènent à des dérives droitières, racistes, anti-féministes et j’en passe, parce qu’il ne s’agirait pas que les œuvres essaient de dire des choses progressistes ! Alors attention, je le répète, le fun c’est important, j’adore le frisson de voir un humain se faire courser par un zombie, mais de là à nier que les films de zombies sont aussi une métaphore politique, bon. Se focaliser sur les références, sur la cohérence de l’univers, sur les anecdotes amusantes peut alors contribuer à invisibiliser tous les autres enjeux culturels.
Prenons une analogie pour mieux comprendre comment ça marche. C’est exactement la même chose avec l’Histoire des historiens et historiennes versus l’histoire à la Stéphane Bern. Stéphane Bern tient un discours dans lequel il dit qu’il ne fait pas une histoire politisée, mais qu’il parle des grands hommes du monde passé en racontant des petites anecdotes amusantes à base d’intrigue de cour pour intéresser les gens, pour appâter le client en quelque sorte. Et les historiens disent : « oui mais en faisant ça tu fais un choix politique et tu pourrais aussi essayer de raconter l’histoire du peuple » (même avec des anecdotes parfois pour vulgariser parce quoi oui c’est efficace et qu’on y est sensibles). Moi qui lis beaucoup de vulgarisation scientifique je retrouve souvent cette question quand il s’agit d’histoire des sciences. Je suis le premier à m’amuser quand on me raconte le génie de Newton et ses petites idiosyncrasies. Dans son livre Une Histoire de tout ou presque (un des livres qui m’a donné le goût de la vulgarisation des sciences), Bill Bryson raconte par exemple que Newton pouvait parfois se réveiller, se poser au bord du lit pour s’habiller, avoir une idée qui lui venait, et du coup se perdre dedans jusqu’au soir où il se remettait du coup directement sous les draps. Le livre fourmille d’anecdotes comme ça et c’est très agréable, tant qu’on sait que c’est de la vulgarisation. Ainsi, on ne peut pas résumer l’histoire des sciences à des grands hommes bizarres, mais marrants, souvent issus des classes dominantes, qui avaient accès à l’institution et à ses codes, et ont souvent fait que redécouvrir et formaliser en des termes socialement acceptables des choses que les gens du peuple avaient comprises bien avant. De la même manière, l’histoire de la fistule anale de Louis XIV qui a donné God Save the Queen fait toujours rire en soirée, mais bon dans un travail d’historien il faut aussi parler de l’horreur sociétale que fut son règne.
Dans le cas de la fiction c’est un peu la même chose, il y a des tas d’interprétation possibles d’une fiction, et en faire un jeu de chasse à l’easter-egg ou à la contradiction ou au faux raccord, est une des manières tout à fait légitimes de l’aborder. Mais revendiquer profondément que cela ne se limite qu’à ça est une forme de trivialisation qui au final lui fait perdre de la substance. C’est un peu (toute métaphore à ses limites) la même différence qu’entre raconter et décrire. Si je vous demande de raconter la scène d’un tableau, vous allez en faire une histoire, c’est-à-dire que vous allez articuler les différents éléments de manière temporelle (parce qu’on ne peut pas dire tous les mots en même temps) pour leur donner un sens. Vous pouvez par exemple dire « il y’a un guerrier qui attaque un autre guerrier, il a l’air pas content et l’autre il souffre de ses blessures, à mon avis ça va mal finir, et devant il y a des gens qui regardent la scène et semblent s’en amuser ». Quand on raconte l’histoire globale d’un film, d’un jeu ou d’un roman, cette articulation d’éléments fait même souvent qu’on va déjà en dégager des thèmes : « c’est une histoire d’amitié où deux enfants apprennent la différence au travers de la rencontre de l’autre, ça commence à l’école un jour… ». Quand on décrit, par contre, on va isoler des éléments et se focaliser sur des aspects plus détaillés et/ou techniques, on va dire que le tableau est majoritairement rouge, qu’il est peint à l’huile, que le personnage au second plan porte un casque typique de la fin de l’antiquité, etc. On va mettre en avant des éléments qui sont signifiants bien entendu, mais pas forcément les mêmes que quand on raconte, et on va moins immédiatement effectuer des articulations entre ces éléments (cela peut venir plus tard quand on se sert de cette description pour en tirer une analyse). Le culte du détail est donc parfois un refus de l’articulation signifiante ce qui permet de masquer une part du sens et même de son propre ressenti.
C’est ce que j’ai observé souvent dans mes entretiens avec des geeks hommes qui, par exemple, mettaient en avant ce goût du trivia, du fun fact, pour effacer toute trace de sentimentalité vis-à-vis des personnages. Cela donne des phrases du type « ah non les histoires d’amour je m’en fiche, mais par contre avec un pote on s’est amusé à calculer la puissance en joule de la force de Superman ». Mais au fil de l’entretien, entre les lignes, bien souvent on retrouvait la sentimentalité, la pertinence des thèmes, la résonance de l’histoire, mais au détour d’une phrase qui parlait d’autre chose et surtout pas comme critère central de l’appréciation. C’est en cela que le culte du détail, qui en soit est un jeu très amusant, a un effet masquant.
Et cela marche aussi pour l’informatique, se focaliser sur les easter-eggs, sur le 42 caché dans Google, sur la référence au Seigneur des anneaux dans les paramètres de Windows 10 (je vous laisse chercher !), ça permet d’éviter de se poser la question plus holiste, plus articulée et plus sociale celle de la manière dont les objets numériques sont pensés, en fonction d’un certain public (notamment masculin, de nombreux travaux féministes sur les techniques en parlent fort bien).
Vous avez le droit de dire que le Seigneur des anneaux est une œuvre réactionnaire parce qu’elle semble valoriser une sorte de mode de vie anti-moderne. Vous avez le droit de dire que le Seigneur des anneaux est une œuvre progressiste qui dénonce les horreurs de la guerre et met en avant la fragilité de l’homme. Et vous avez même le droit de faire la liste de toutes les plantes, toutes langues et tous les lieux de l’univers en mode encyclopédie. Les grandes œuvres permettent tout ça, des tas d’interprétations et d’appropriations et on peut même switcher de l’un à l’autre, mais se cacher derrière la forme encyclopédique, en faire le seul critère esthétique n’explique pas pourquoi certaines œuvres font mouche et d’autre non. Et tant du point de vue des créateurs que du public, si le culte du détail est le seul apport de l’objet, alors au final vous n’en tirerez probablement pas grand-chose. Je ne dis pas que c’est le cas de Ready Player One, c’est une œuvre qui dit des choses (même si pas très intéressantes à mon goût), mais elle s’est vendu comme ça, et du coup participe (à son corps défendant probablement hein ne présumons pas) à un climat de complaisance avec les gens du Gamer Gate, de l’alt-right et autres incel masculinistes, qui en disant « on veut pas de la politique on veut des références et des détails amusants », se mentent à eux-mêmes ou en tout cas font semblant de pas voir certaines choses. Ils se mentent à eux-mêmes parce que, eux aussi, pour qu’une œuvre leur donne envie d’aller creuser, il faut que quelque chose en elle les touche, les émeut, que les personnages leur parlent, etc. Quitte à ce que ce quelque chose soit une banale revanche du geek rejouée encore et encore pour se renforcer dans une position ressentie de subalterne qu’ils ne sont plus depuis longtemps.
Vous l’aurez compris ce texte n’avait pas pour but de faire une simple critique du film de Spielberg, vous avez le droit de l’avoir aimé bien sûr. Il s’agissait de le prendre comme prétexte pour analyser les limites de la revendication du culte du détail comme seul motif de plaisir dans un univers fictionnel, chose que j’ai beaucoup beaucoup entendue en entretien (un chapitre de ma thèse s’appelle « le refus de la métaphore »). Donc, continuons à regarder au second plan (en tout cas moi je vais continuer à pourrir les visionnages de films de mes amis), mais n’oublions pas pourquoi on a aimé le premier.