QUAND LES FANS PERDENT LEUR OBJET DE PASSION

par kitsunegari13

Une forme de deuil ?

Les mèmes illustrant la fin d’une série et la tristesse qui l’accompagne sont légion

Imaginez, votre série préférée se termine. Vous êtes devant le dernier épisode, et vous savez, au fond de vous, que cette série a sauté le requin comme disent les Américains, c’est-à-dire qu’il est largement temps qu’elle s’arrête tant la qualité a baissé. Vous n’êtes donc pas mécontent que ça s’arrête…et en même temps… (on a tous un côté Macron). En même temps, vous êtes attaché à l’univers, au personnages, aux running gags, et si ça avait continué vous auriez regardé, vous seriez resté loyal à ce programme qui vous a apporté tant de joie même s’il n’est plus au plus haut de sa forme. Et là en regardant cette fin vous êtes tristes, vous avez l’impression d’une part de vous se termine avec cette œuvre à présent terminée. Bien sûr il y aura les re visionnage, la transmission à d’autres, mais ça ne sera pas pareil, et vous vous dites que oui allez quelques saisons de plus même un peu pourries, vous seriez resté. Ça rappelle une vieille théorie de la consommation toujours utile, celle de Albert O. Hirschman économiste américain du XXe siècle. Celui-ci disait que quand on est mécontent d’un produit ou d’un service (un dentifrice, votre médecin, ou une série télé, peu importe), on a que trois solutions. 1. Partir, changer de marque, de médecin, arrêter de regarder la série, ce qu’il nomme exit, 2. Se faire entendre, écrire au service consommateur, parler au médecin, critiquer la série sur les réseaux, ce qu’il nomme voice, ou enfin 3. Rester, on se dit que les autres marques ne seront pas mieux, y’a pas d’autres médecins dans la région, ou on veut quand même savoir la fin de la série.

Chez les fans la loyauté prime bien souvent, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont contents, qu’ils sont d’accord et qu’ils ne sont pas critiques, mais que l’œuvre les a accompagnés une grande partie de leur vie et qu’elle s’est ancrée dans des habitudes. C’est d’autant plus valable à l’heure de la sérialisation massive de la culture, et donc peut s’appliquer aux mangas, saga de films, de livres jeux vidéo, etc. La question qui se pose alors, si cet attachement est si fort, s’il est si ancré, s’il fait partie de ce qui nous définit, et de notre sociabilité parce qu’on s’est fait des amis parmi les fans, comment on fait quand ça s’arrête ? Et on pleure devant le dernier épisode et ensuite ? Ensuite, c’est pas facile. J’avais déjà parlé de cette thématique dans mon texte qui se nommait « être fan et vieillir », mais là il est temps de s’y pencher plus précisément. Et qui sait on pourra peut-être même y trouver des réponses pour apprendre à gérer ça la prochaine fois que ça nous arrive.

J’ai moi-même étudié cette question au tout début de carrière de chercheur quand je travaillais sur les fans de la série X-files, puisque la série venait de se terminer quand j’y ai consacré une étude, c’était le moment idéal pour parler de ce passage pas facile à négocier pour un fandom. Et j’étais moi-même dans le cas vu au début, pour moi la série aurait dû se terminer au moins trois ans avant, mais voilà elle m’avait accompagné de mon entrée au collège à mon entrée à la fac, elle m’avait donné le goût du fandom et du partage sur internet, je ne pouvais pas ne pas regarder la fin. Et pour les autres fans c’est la même chose, et plus encore il fallait trouver des moyens de garder le lien, entre les fans et avec l’œuvre au-delà de sa mort.

C’est aussi ce qu’a étudié la chercheuse Américaine Rebecca Williams dans son très bon livre Post-object fandom en se concentrant sur diverses œuvres de ces vingt dernières années (principalement des séries qui se prêtent bien à ce sujet) et en essayant de comprendre à la fois comment les fans se remettent de cette fin et aussi ce qui est attendu d’une bonne fin. Explorons donc tout cela à l’aide de ses travaux et de ce que j’ai pu rencontrer dans mes propres recherche.

Tout d’abord l’autrice explique, comme je l’ai mentionné plus haut, qu’une œuvre longue, qui s’étale dans la durée et avec laquelle on a un rendez-vous régulier durant un temps de plusieurs années est chez les fans un facteur de sentiment de sécurité ontologique. En d’autres termes cela donne une forme de stabilité de point de repère à une vie et une identité changeante et évolutive. Ma vie change, il y a des bons et des mauvais moments, mais je sais que le prochain tome d’Harry Potter sera là à la rentrée prochaine ou que dans deux semaines commence la saison suivante de ma série préférée et c’est un repère rassurant. La perte de ce repère n’est donc pas anodine. De plus, le fait de ne pas être seul à apprécier cette œuvre nous plonge dans une communauté imaginée, qui peut devenir ensuite participation au fandom, et ce sentiment de passion partagé est aussi une chose agréable puisque support de sociabilités, de liens forts avec d’autres individus. Avec la fin, ces liens peuvent plus facilement se déliter et on perd le fait de partager une forme d’impatience à l’attente de la suite. C’est d’ailleurs souvent cela que les gens mentionnent quand on leur demande quand ou comment ils se sont sentis vraiment fans d’un univers ou d’une œuvre, le fait de devoir attendre, entre deux épisodes, deux saisons, deux tomes, etc. En effet, cette frustration liée à l’attente de la suite pousse à essayer de combler ce moment par la discussion avec d’autres fans, à chercher des informations en plus, sur les coulisses de la création par exemple, ou encore à créer soi-même du contenu et consommer celui des autres fans. On s’engage alors pleinement vis-à-vis de l’objet dans une démarche active et collective qui perdure, mais est à l’origine lié à l’entre-deux. Plus qu’un deuil, la comparaison faite le plus souvent, il faudrait alors rapprocher la fin de nouveau contenu comme une forme de rupture amoureuse : on y perd souvent des amis, on se sent vide, on n’a pas envie de tout recommencer avec quelqu’un d’autre, etc.

Concernant la manière dont cette fin est vécue, il y a des variantes, deux en particulier. Il y a en premier lieu le cas où la fin est choisie par les auteurs, et qu’elle est satisfaisante. Dans ce cas pour les fans, même s’ils avaient voulu que cela continu, il y a aussi une forme de sentiment d’accomplissement et de reconnaissance pour les bons moments. Bien sûr, cela reste ambigu, on est partagé entre le fait que l’on aurait souhaité que cela dure pour toujours et le fait qu’une histoire est faite pour se conclure. À cela s’ajoute que souvent les fins, en particulier dans le cas des longues séries télévisées, est l’occasion de cadeaux aux fans, le retours d’acteurs ayant quitté le show depuis longtemps comme dans Urgences où Georges Clooney revient faire coucou dans le dernier épisode, ou encore un montage hommage aux meilleurs moments. Cela peut être taxé de fan-service, un terme souvent péjoratif, mais est souvent pardonné et apprécié lors de la fin qui a forcément de toute façon des accents nostalgiques.

Et puis il y a l’autre cas, celui de la fin non voulue, faute d’audience, de la mort de l’auteur, d’une dégradation de la qualité, ou la fin voulue, mais bâclée, non satisfaisante (je te regarde Game of Thrones). Et là ce n’est pas pareil, si la tristesse est là quand même elle se mêle souvent de colère et d’un sentiment d’avoir un peu gâché son temps ou d’une frustration que l’histoire ne soit pas allée à son terme.

Dans les deux cas il faut apprendre à vivre avec ça et cela transforme l’expérience des fans vis-à-vis de l’objet et de la communauté. Rebecca Williams note, et je l’ai constaté aussi dans mes recherches, que bien souvent chez les fans les plus engagés, les plus passionnés, la fin est un moment où on peut devenir encore plus fan, où se renforce l’attachement. Pourquoi ? Parce que cela donne une valeur identitaire forte. En effet, dans les communautés de fans, l’authenticité, le fait d’être un ou une vraie, est un enjeu très important et parmi les nombreux critères acceptés collectivement comme norme d’authenticité, il y a justement la loyauté, le fait de rester dans la hype est passée. C’est quelque chose que l’on peut constater d’ailleurs avant la fin, je l’avais vu avec mes fans d’X-files, qui étaient très fiers de continuer de regarder la série après la saison 5 alors que la série était passée de mode et n’était plus le phénomène médiatique du moment. Ils étaient restés, tout en notant eux-mêmes une baisse de qualité, et cela renforçait la communauté même si elle avait perdu des membres.

Alors quelles sont les tactiques pour faire durer le plaisir au-delà de la fin ? Elles sont nombreuses. On peut commencer par celles mises en place non pas par le public, mais par les producteurs bien conscients que ce vide peut être comblé en partie par d’autres contenus sous d’autres formes. Game of Thrones est terminée ? Pas de problème, on vous prépare des spin-of ! Big Bang Theory se termine ? Aucun souci voici Young Sheldon. Vous voulez encore du Harry Potter ? Voici Les Animaux fantastiques ! Cela ne fonctionne pas toujours (on se souvient du spin-of raté de Friends consacré à Joey) et ne remplacera jamais vraiment l’œuvre d’origine, mais cela permet de capitaliser sur le succès de celle-ci. C’est là aussi que des stratégies transmédiatiques peuvent se mettre en place. Kaamelott, Buffy, et bien d’autres ont eu des déclinaisons en BD, même chose pour de nombreux jeux vidéo. Les industries peuvent utiliser d’autres supports médiatiques pour continuer à créer du contenu souvent moins cher à produire et réservé à la niche des fans.

Du côté de ces derniers, tout dépend du type de fin. Si elle a été frustrante, ou trop abrupte, alors la première étape peut-être la classique mobilisation. Lettres, pétitions, protestations, et même achat d’espace publicitaire, tout a été tenté pour prolonger des œuvres annulées trop tôt. C’est un bon moyen pour souder la communauté autour d’une cause commune. Le problème est que quand cela ne marche pas le désespoir revient vite et il faut apprendre à vivre avec le fait que c’est vraiment fini. Là aussi la communauté joue un grand rôle pour cela, on se console, on discute des meilleurs moments, on revoit la série ensemble, etc. Et même en solitaire, on peut s’engager dans un cycle régulier de retour vers l’œuvre, on se refait l’intégralité tous les deux ans, on trouve de nouveaux détails dans l’œuvre, on y revient avec un œil neuf. L’objet peut continuer de nous suivre et peut même être transmis à d’autres qu’on encourage et accompagne dans leur découverte, ce qui permet de retrouver une forme de fraicheur vis-à-vis de l’œuvre dans leur regard.

On peut aussi, à la manière des producteurs et de leurs suites transmédiatiques officielles, continuer l’œuvre soi-même. Il s’agit alors d’écrire des fanfictions, de créer des fanarts, de faire du jeu de rôle dans l’univers de fiction, de faire ses propres petits films, les possibilités d’ajouts non officiels, non canons, sont sans fin. Et pour ceux qui n’ont pas l’envie de créer du contenu, il peut s’agir tout simplement de consommer celui des autres. Rien que sur les gros sites de fanfiction, peu de sagas populaires échappent à un contenu qu’une vie ne suffirait pas à dévorer.

Rebecca Williams ajoute aussi que bien souvent les fans vont prolonger leur goût de l’objet en suivant les personnes qui y ont contribué. Elle donne ainsi l’exemple de fans de la série Torchwood (spin-of de Dr Who) qui, suite à l’arrêt de la série, sont nombreux à avoir suivi la série Arrow dans laquelle joue John Barrowman, acteur présent dans la première. On peut alors suivre la carrière de tous les membres de l’équipe, non seulement acteurs et actrices, mais aussi bien sûr créateurs, scénaristes, réalisateurs, etc. Ainsi j’ai dernièrement vu un film (New Mutant) dont la musique était faite par Mark Snow et si ce compositeur est peu connu du grand public (même s’il a collaboré en France à tous les derniers films d’Alain Resnais), pour moi il est un petit bout d’X-files, la série qui l’a fait connaître, qui continue de vivre. Suivre l’équipe montre que le fan connaît bien les coulisses de son œuvre favorite et permet d’en retrouver des traces un peu partout qui vont à chaque fois déclencher une petite réaction émotionnelle.

Enfin, la dernière manière (il y en a certainement d’autres je me cantonne aux plus observées), de ne pas trop souffrir de la fin est d’être multi-fan. C’est d’ailleurs le cas fréquent, on est rarement fan d’une seule œuvre, souvent même d’un genre (science-fiction, fantasy, romantique…), ou d’un support (série, jeux…). Partager sa passion entre plusieurs objets permet de se protéger de la fin de l’un d’entre eux. Ce sera dur, mais on a tel autre qui continue. On voit d’ailleurs souvent sur les réseaux sociaux des fans exprimer avec anxiété des phrases du type « telle série et telle série ont été arrêtées, pitié épargnez telle autre ! », le sous-entendu est alors laissez-moi quelque chose à quoi m’accrocher. En étant fan multiple ou multi-fan comme on dit sur les internet, on s’assure la continuité de la stabilité ontologique évoquée plus haut, ça ne rend pas la fin plus facile, mais ça rend le fait de s’en remettre plus accessible. Alors si l’on suit la métaphore de la rupture, cela implique-t-il qu’il vaut mieux être polyamoureux ? Je vous laisse juge !